De l'origine des chypres


Dans la classification moderne des parfums, la famille des chypres fait directement référence au parfum « Chypre » créé par François Coty en 1917. Cette famille plutôt féminine se base sur l'élégant contraste d'un thème frais (bergamote, notes vertes ou florales) et d'un thème sombre (patchouli, mousse de chêne, labdanum).
Si le Chypre de Coty est resté pour définir une famille de parfum, il est loin d'être le premier « chypre ».

Au début de la parfumerie moderne, d'autres chypres avaient devancés celui de Coty : ceux de Roger & Gallet en 1893, de Lubin en 1898 ou le « Chypre de Paris » de Guerlain en 1909. Mais même ces produits faisaient référence à une vieille tradition de productions parfumées associés au terme «chypre » dont l'origine est mal déterminée.

Dès le quatorzième siècle, on trouve mention, dans les livres d'inventaires des seigneuries, de divers objets ornementés (cagettes, lanternes, coffrets) destinés à contenir des oiselets de chypre (oysellez de cypre ou oisellez de chippre).
Qui sont ces mystérieux volatiles chypriotes ?

Il s'agissait en fait d'un type de pastille parfumée, faites d'un agglomérat de substances odorantes moulées en forme d'oiseau. Les oiselets étaient, selon les sources, utilisés tels quels comme parfum d'ambiance (un peu l'ancêtre du diffuseur Air Wick), ou alors brulés comme encens.
Une composition de ces oiselets a été rapporté en 1721 : charbon de saule, racines de cypérus, labdanum, mastic, encens, styrax, marjolaine, cannelle, girofle, santal citrin, roses rouges.
Un ingrédient peut attirer l'attention, les racines de cypérus, certainement cyperus esculentus, le souchet comestible. En effet, les tubercules doux et parfumés de cette plante (appelés « amandes de terre ») étaient un ingrédient utilisé dans la parfumerie ancienne.
Et si les oiselets de Chypre n'avaient rien à voir avec l'ile méditerranéenne, mais étaient plutôt des « pastilles en forme de petits oiseaux au cyperus », d'où oiselets de cypre puis oiselets de chypre. Je vous rassure, cette alternative étymologique sur l'origine du terme chypre en parfumerie n'est pas de moi ; le parfumeur anglais G.W. Septimus Piesse avait déjà avancé cette hypothèse au début du 19ème siècle.

A partir du 18ème siècle, les distillateurs, les parfumeurs et autres liquoristes proposent dans leurs traités différentes versions d'« Eau de Chypre » dont le lien avec les oiselets reste à préciser.

Voici donc quelques compositions de chypres (ou plutôt Eaux de Chypre) anciens.

Dans son Traité raisonné de la distillation (1753), M. Déjean propose la préparation d'Eau de Chypre suivante :
2 gros de quintessence d'ambre gris,
5 pintes et chopines d'eau de vie,
à distiller dans un alambic.

Pour Pierre Joseph Buc'hoz, l'Eau de Chypre est un peu plus complexe ; en voici la préparation dans son ouvrage Toilette de Flore de 1771 :
8 pintes d'esprit de jasmin
1 once d'iris concassé
½ once de graines d'angéliques pilées
3 noix muscades pilées
6 onces de rose muscade blanche pilée
2 gros de néroli
30 gouttes d'ambre
Le tout est à distiller à l'alambic

Dans le Confiseur moderne (1803), J.J. Machet nous propose une autre Eau de Chypre :
1 pinte d'esprit de jasmin
1 livre de double de rose
1 livre d'infusion de violette
1 livre de bergamote
1 gros de néroli
12 gouttes d'esprit d'ambre
12 gouttes de musc
Les ingrédients sont à mélanger puis à filtrer.

Une autre version, celle de C.F. Bertrand dans Le parfumeur impérial (1809)
4 pintes d'eau de jasmin
1 chopine d'eau de violette
1 chopine d'eau de bergamote
1 chopine d'eau de tubéreuse
1 chopine d'esprit d'ambrette
4 onces de benjoin ou de baume de tolu
2 onces de storax
4 onces d'essence d'ambre et de musc
½ sétier d'eau de rose simple

L'anglais G.W. Septimus Piesse nous propose une Eau de Chypre qu'il présente (déjà à l'époque) comme un vieux parfum français démodé, mais le plus tenace qu'il soit. (dans Art of Perfumery and the methods of obtaining the odor of plants -1812-)
1 pinte d'esprit de musc
½ pinte d'extrait d'ambre gris
½ pinte d'extrait de vanille
½ pinte d'extrait de fève tonka
2 pintes d'esprit de rose triple


Et pour la bonne bouche, une Eau de Chypre qui se déguste, puisqu'il s'agit d'une liqueur et non d'un parfum. C'est celle de Lebeaud et Julia de Fontenelle dans leur Nouveau manuel complet du distillateur et du liquoriste de 1843.
185 grammes d'iris de Florence
185 grammes de zeste de citron
62 grammes de cannelle
22 litres d'alcool
18 litres d'eau
Distillez le tout à l'alambic puis ajoutez :

60 gouttes d'essence de bergamote
16 grammes d'essence d'ambre
6 litres d'eau de fleur d'oranger
6 litres d'eau pure
12 kg de sirop de sucre.

Pour celles et ceux qui se sentiraient une âme de parfumeur royal ou impérial, voici les correspondance des unités de mesures anciennes selon le « système du Roy » :

Unités de volume :
1 pinte = 952 ml
1 chopine = 476 ml
1 sétier = 152 litres

Unités de masse
1 gros = 3,82 grammes
1 once = 30,59 grammes
1 livre = 489,50 grammes

( Illustration : Tubercules du souchet comestible cyperus esculentus, source http://ipp.boku.ac.at)

Commentaires

  1. Un grand merci pour ces précisions; c'est interessant de voir l'évolution car dans la formule de 1721, il n'y a pas encore le contraste agrumes/boisé. (le néroli apparait en 1771 dans ces recettes que vous donnez)

    Dans la version du parfumeur impéral, quand on parle d'eau de jasmin ou de violette, s'agit d'il d'hydrolat? (le contexte de la recette apporte-t-il des précisons là dessus? )

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  2. Bonjour Venezia,

    A ma connaissance le jasmin et la violette ne peuvent pas être distillés, donc pas d'huile essentielle ni d'hydrolat pour ces fleurs.
    L'"eau de jasmin" de CF Bertrand est une "eau spiritueuse", préparation à base d'alcool, d'extrait de jasmin par enfleurage, et quelques "fixateurs" (tolu, musc...)

    Pour vous confier un petit secret, les ouvrages anciens de parfumerie que j'évoque dans cet article,je ne les ai pas dans ma bibliothèque, je les consulte tout bêtement sur Google book, donc vous pouvez en faire de même.

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  3. Meci pour votre réponse. On peut très bien distiller une plante pour en obtenir un hydrolat, sans qu'il y ait extraction d'une huile essentielle!

    Ainsi, j'achète sans souci de l'hydrolat de jasmin sambac.

    J'ai effectivement en archives des textes anciens piochés sur google, mais je me suis dit que peut être (et probablement je le crois) vous aviez potassé plus que moi ces textes…

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  4. Mais oui, j'avais oublié que l'on pouvait obtenir de de l'hydrolat de plantes dont on obtient pas d'huile essentielle !

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  5. Bonjour,
    Auriez-vous la référence du livre pour la formule des Oiselets de Chypre datant de 1721?
    Merci par avance pour votre réponse

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  6. bonjour, merci pour ces informations
    Concernant le souchet ne s'agirait il pas en toute logique du souchet odorant -cyperus longus-;
    lu dans wikipédia "L'usage médicinal des cyperus remonte à l'Antiquité égyptienne et à l'Antiquité grecque et latine. Outre le papyrus (Cyperus papyrus), les anciens Égyptiens connaissaient plusieurs espèces de Cyperus dont le souchet comestible (Cyperus esculentus) qu'ils utilisaient dans de nombreuses formulations médicinales et Cyperus longus qui pouvaient être utilisés dans la confection de parfums. Le souchet a un rhizome aromatique à odeur de violette qui a été utilisé pour faire des parfums"

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