Formule n° 299


Que faites-vous lors de ces petits moments d'oisiveté du quotidien, si vous avez à votre disposition un stylo et du papier ? Vous notez la liste des courses, vous ébauchez un poème pour l'être cher ou un scénario qu'il faudra absolument envoyer à Spielberg, ou alors vous dessinez des têtes de Toto...

Pour ma part, dans une situation où j'ai du temps à tuer (transport en commun, attente...), il m'arrive d'imaginer et de construire un parfum avec pour premiers outils une feuille de papier et un crayon.

Je vais donc essayer de décortiquer et d'exposer l'un de mes « processus créatif » face à cette page blanche.

Première étape : l'idée de départ
Comme le répète Daniel Craig dans  Layer Cake  : « Have a plan and stick to it. ». Ce jour là, l'idée que j'avais en tête correspondait à une fragrance florale, féminine, au profil capiteux voire narcotique, avec comme thème central l'ylang ylang qui est olfactivement à la jonction des fleurs blanches et des fleurs exotiques. A cela, je comptais ajouter une petit touche rose (accord classique avec les fleurs blanches) et essayer de donner une orientation tubéreuse. Je comptais rester sur une composition simple sans fioriture.
La simplicité est finalement une facilité dans la création de parfum, parce qu'il y a moins d'interactions olfactives à gérer entre les matières, moins de risque de voir apparaître une dissonance ou un déséquilibre. La satisfaction du résultat est plus immédiate qu'avec un projet plus complexe, qui nécessite souvent beaucoup d'essais et d'erreurs avant d'arriver au résultat désiré ; à moins d'avoir une longue et solide expérience.

Deuxième étape : les matières
Je liste donc sur ma feuille les matières premières que j'envisage pour coller à cette idée :

  • Ylang ylang HE
  • Acétate de benzyle
  • Salicylate de benzyle
  • Salicylate d'amyle
  • Linalol
  • Lyral
  • Hydroxycitronnellal
  • Hédione
Voilà pour l'aspect fleur blanche / fleur exotique, étant donné que j'avais pris le parti d'éviter l'absolue de jasmin.

  • Citronnellol
  • Géraniol
  • Nérol
  • Alcool phényl éthylique
Ceci pour la dimension rose, c'est très basique.

  • Wintergreen HE
  • Anthranilate de méthyle
  • Methyl laitone
  • Dihydrojasmone
  • Cashmeran
Cette partie est pour tenter de donner une coloration tubéreuse. Cela mérite quelques éclaircissements.
Je dispose bien d'absolue de tubéreuse diluée à 10% dans de l'huile de jojoba, mais j'ai constaté par l'expérience que l'huile de jojoba ne se dissout pas dans l'alcool. Je ne peux donc pas utiliser cette préparation pour un parfum alcoolique ! L'essence de wintergreen ( du salicylate de méthyle à 98%) et l'anthranilate de méthyle sont des composants habituels des notes tubéreuses. Cela est moins vrai pour les trois autres matières citées.
Le methyl laitone, qui évoque le lait de coco est compatible avec la facette lactonique que l'on peut trouver dans l'absolue de tubéreuse. L'association tubéreuse / coco est somme toute assez classique.
Le dihydrojasmone a une senteur florale verte avec une dimension « légumière » en l'occurrence le céleri. Or certains prêtent une facette verte, légumière à la tubéreuse ; pourquoi ne pas tenter ce dihydrojasmone ?
Enfin, une facette terreuse, de champignon est parfois évoquée pour la tubéreuse. Le cashmeran est compatible avec cette évocation olfactive. En effet, cette matière, à mi chemin entre les bois et les muscs, peut évoquer la terre humide, le ciment frais ou même le carton mouillé.

Sinon, j'avais aussi listé deux autres matières, susceptibles d'apporter chacune une nouvelle dimension :
  • Civette : pour une dimension animale
  • Ethyl vanilline : la vanille que tout le monde aime finalement, une note facile.


Troisième étape : examen de la liste de matière
J'ai listé des matières « fleurs vertes » (grosso modo évocatrices du muguet) que sont le linalol, le lyral et l'hydroxycitronellal. Je crains que ces matières combinées à l'anthranilate de méthyle aboutissent à un effet fleur d'oranger un peu cheap et trop envahissant. Comme je tiens à l'anthranilate pour mon orientation tubéreuse, j'élimine les « fleurs vertes ».

Je décide de me passer des effets un peu « faciles », exit donc l'hédione et la vanille. J'élimine aussi la civette car l'essence d'ylang ylang peut se révéler suffisamment animale.

Quatrième étape : la formule
Il s'agit simplement d'affecter une quantité pour chaque matière retenue, c'est la proportion des matières les unes par rapport aux autres qui formera la fragrance.

Dans mon idée, le thème principal est l'ylang, donc fleur blanche capiteuse et exotique, la rose est un thème secondaire qui s'accorde au premier, et la tubéreuse est plutôt une sorte de déguisement plaqué sur le thème ylang.

Reportée dans mon carnet de formule, celle-ci hérite du numéro 299 :

Ylang Ylang HE complète : 6
Acétate de benzyle : 3
Salicylate de benzyle : 8
Salicylate d'amyle : 1
Citronnellol : 6
Géraniol : 3
Nérol : 2
Alcool phényl éthylique : 4
Wintergreen HE @20% : 3
Anthranilate de méthyle @20% : 6
Methyl laitone @10% : 6
Dihydrojasmone @20% : 2
Cashmeran @50% : 5

Pour cette étape, il faut se fier à ce que l'on connaît des matières, de leurs profils, de leurs intensités, de leurs impacts dans une composition, c'est très empirique.

Par exemple, je me méfie de quelques matières avec lesquelles je reste timide dans les dosages :
L'essence de wintergreen : très connoté médicamenteux pour l'odorat français. (Alors que c'est un arôme alimentaire en Amérique du nord, il existe même des bonbons Mentos goût wintergreen outre-atlantique !)
Le dihydrojasmone : le jus de céleri guette en cas de dosage trop généreux !

A ce niveau, la phase papier-crayon est terminée ;
il est temps de passer au travaux pratiques : le « jus » est concocté en suivant la formule puis il est évalué olfactivement.

Le numéro 299 commence par l'effet de banane éthérée de l'acétate de benzyle qui prend le rôle de la note de tête, c'est conforme aux attentes. Je capte aussi un effet fruité/floral abricoté que je n'avais pas vraiment prévu. Je l'attribue à l'essence d'ylang complète des Comores utilisée qui possède cette facette, mais le nérol et l'antranilate de méthyle peuvent aussi avoir un impact fruité.
Les notes roses sont plus discrètes que je l'avais escompté, elles jouent leur petite musique en arrière plan sans plus, éclipsées par le thème ylang. Quand au « déguisement » de tubéreuse, l'effet est moyen sans être totalement raté. Disons qu'une forme spectrale de tubéreuse apparaît de temps en temps, c'est assez bizarre (cela marche sur ma peau, beaucoup moins sur touche). J'ai aussi des doutes sur la diffusion et la tenue de la fragrance, cela laisse à désirer. Du coup, c'est nettement moins capiteux que prévu du fait de ce manque d'impact. Mais dans l'ensemble, je n'ai pas de mauvaise surprise avec ce numéro 299, il est bien dans le thème de départ et je n'y trouve rien de vraiment déplaisant.
C'est après cette évaluation que l'on peut retravailler la formule, y apporter des correction pour mieux coller au concept de départ ou pour l'améliorer techniquement. En ce qui concerne le numéro 299, j'ai décidé d'en rester là pour le moment.
J'ai eu ma satisfaction de parfumeur du dimanche, une idée en tête, quelques lignes jetées sur une feuille de papier pour passer le temps, et un résultat sympathique même s'il est loin d'être innovant et irréprochable.

Give Away !

Je vous propose de gagner d'un mini-spray du numéro 299, environ 2ml concentré à 35%. Il vous suffit de laisser un commentaire suite à cet article et j'effectuerai, d'ici une semaine, un tirage au sort parmi les participants pour désigner le gagnant.



Tirage au sort

Ou plutôt pile ou face entre Phoebus et Anonyme.
Le gagnant du mini-spray du n°299 est ... Phoebus ; qui est invité à prendre contact à l'adresse e-mail 
coumarinepetitgrainatgmail.com pour la suite des opérations.

Commentaires

  1. Je me demandais bien ce que cela pouvait être, cette fameuse formule 299 ! Très intéressante, l'explication de votre démarche !

    A la base je pensais que c'était un simple article un peu bohème, un peu rêveur d'un perfumista qui imaginait ses envies du moment sous forme de parfums fictifs (je ferai certainement un article dans ce genre prochainement, j'ai moi même une loooongue liste d'idées de notes que je me plait à imaginer...Mais n'ayant aucune connaissance en chimie organique (pour être honnête je suis sensé en savoir un peu quand même, mais en un été on oublie tout) je n'oserai jamais m'aventurer du côté des formules barbares ! lol.

    Ah, et j'ai découvert dernièrement Carnal Flower de chez Frédéric Malle, et depuis la tubéreuse m'obsède un peu alors je suis curieux en ce qui concerne le N*299 :)

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  2. Formules Barbares ?
    Est il indispensable de connaître la chimie pour créer des parfums ?
    Quels sont les inconvénient du parfumeur amateur ?
    J'ai parfois l'impression que mes petites formels domestiques sont un sympathique passe temps mais ne pourront jamais donner de parfums respectables.... Snif !

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  3. A vrai dire, mes connaissances en chimie sont plus que limitées !
    Je connais l'odeur du salicylate de benzyle, par exemple, mais je serai bien incapable d'en donner la formule moléculaire !
    Je crois qu'il est utile pour les parfumeurs professionnels d'avoir des connaissances en chimie pour le domaine de la parfumerie fonctionnelle ; lorsqu'il s'agit de parfumer une lessive ou un savon. Il faut alors maîtriser les éventuelles réactions du parfum avec les autres composantes du produit.

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  4. Bon, j'avais fait un long commentaire, sans doute trop long puisque ça a planté au moment de le poster...
    Je vais donc le résumer.

    Merci Le Gnou, ça faisait longtemps mais ça fait toujours plaisir de passer par ici, je suis bien déçu d'avoir manqué le tirage au sort car j'aurais été curieux de sentir ce n°299.

    Ayant quelques connaissances en molécules aromatiques et en chimie organique en général je crois pouvoir affirmer que sans être forcément inutile c'est loin d'être nécessaire pour créer même un bon parfum.

    (D'ailleurs il n'est même pas obligatoire d'utiliser des molécules isolées et synthétiques pour parfumer, l'homme a parfumé sans pendant plusieurs siècles voir quelques millénaires et n'avait évidemment pas de connaissances en chimie.
    Je passe sur les questions que l'on peut se poser à propos des effets sur la santé de certaines molécules)

    A mon avis c'est plus un effort d'imagination, de mémoire et de sensibilité que d'intellect qu'il faut faire quand on crée un parfum.
    Même les techniques et théories de parfumerie qui peuvent aider ont un revers et sont à considérer avec prudence pour ne pas perdre en originalité, voir en créativité.

    Du coup "anonyme" tous les espoirs vous sont permis. Il faut seulement aimer sentir et persévérer...

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  5. Ouf !
    Me voila rassuré. J'imagine quand même qu'il faut prévoir quelques réactions malheureuses ou heureuses possibles dans les mélanges de molécules. Le parfumeur du dimanche doit aussi certainement se limiter à une fabrication artisanale pas forcément crédible pour une production industrielle. De mon côté, je n'ai rien observé d'incroyable et la maturation de mes créations est souvent positive. Bravo encore pour ce blog qui me donne plein d'idées

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  6. Bonsoir Madiel

    J'avoue qu'il m'est difficile d'avoir une idée précise de la maturation d'une composition de mémoire.
    En fait, il faudrait reproduire la formule selon un intervalle de temps (1 mois ou plus ?)pour saisir la nuance entre la fragrance "fraîche" et la "mature".
    Je ne me suis pas encore amusé à ça !

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  7. Pour un amateur ... vous êtes plus que doué !

    Je pense qu'on ne peut jamais "rater" un parfum car on peut toujours corriger. Cela ne ressemble pas, parfois à ce que je désirais, mais je parviens à des odeurs intéressantes avec mes pauvres moyens naturels. C'est parfois fort surprenant. J'ai fait une teinture de feuille de pandanus qui prenait vraiment beaucoup de place, j'ai du l'accompagner pas mal avant qu'elle cesse de tout envahir. Une seule feuille ...

    Je vous lis avec beaucoup de plaisir !

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  8. Bonjour Irène

    Je vois que vous avez laissé beaucoup de commentaires, excusez-moi si je n'ai pas répondu à tous.

    C'est vrai que l'on peut corriger une composition, mais toujours en ajoutant quelque chose, on ne peut rien enlever : c'est additif, jamais soustractif !

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