Le parfum d'auteur : une fiction juridique


La question de savoir si le parfum est une forme d'art et si les parfumeurs sont des artistes agite régulièrement les neurones de la blogosphère parfumée. Le présent billet est d'ailleurs le développement d'un commentaire que j'avais récemment posté sur ce thème sur le blog Grain de Musc.

Depuis quelques années, les parfumeurs sont mis en avant par certaines marques de parfum : ils participent aux événements organisés pour le lancement des nouvelles fragrances, ils donnent des interview dans la presse et apparaissent dans des reportages télévisés. Les parfumeurs obtiennent auprès du public un statut, sinon d'artiste, de créateur, d'auteur. La marque qui a poussé jusqu'au bout le concept de parfumeur-auteur est bien évidemment les Éditions du Parfum Frédéric Malle. Pourtant, le statut de parfumeur-auteur est juridiquement une pure fiction !

En effet, d'un point de vue juridique, une fragrance n'est pas une « œuvre de l'esprit » et le parfumeur n'est pas un « auteur ». C'est en tout cas la position de la Cour de cassation en la matière à l'occasion de décisions récentes ( 13 juin 2006 et 22 janvier 2009) : « ...la fragrance d’un parfum (1), qui procède de la simple mise en œuvre d’un savoir-faire, ne constitue pas la création d’une forme d’expression pouvant bénéficier de la protection des œuvres de l’esprit par le droit d’auteur... » .
Donc, selon la juridiction suprême, le parfumeur n'est qu'un simple technicien, mettant en œuvre un savoir-faire industriel, sans exprimer un quelconque style ou personnalité, et encore moins une forme de créativité.
Si la Cour de cassation a eut à se prononcer, c'est que des juges du fond avaient accordé au parfum, à plusieurs reprises, le statut « d'œuvre de l'esprit » pouvant être protégé par le droit d'auteur dans des affaires de contrefaçon.
En effet, le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) n'exclue pas explicitement les parfums du champs d'application du droit d'auteur. L'article L112-1 du CPI ratisse plutôt large « Les dispositions du présent Code protè­gent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » ; une œuvre de l'esprit devant être, selon la jurisprudence, originale et imprégnée de la personnalité et de la sensibilité de son auteur. L'article L112-2 du CPI énumère toute une série de créations pouvant  notamment  être considérées comme « œuvre de l'esprit » : on y retrouve, bien sûr, les œuvres littéraires, musicales, picturales et audiovisuelles, mais aussi les numéros de cirque, les logiciels, la mode, la maroquinerie, ... . Le parfum n'y apparaît pas, mais l'utilisation du redoutable adverbe « notamment » indique que la liste n'est pas limitative. C'est donc à l'appréciation des juges d'inclure ou non le parfum parmi les « œuvres de l'esprit ». Et la Cour de cassation ne l'inclue pas (2).

En général, le statut du parfum en tant qu'œuvre de l'esprit est discuté dans des affaires civiles de contrefaçon. Mais si la jurisprudence venait à se retourner sur cette question, les conséquences pourrait aller bien au delà du simple problème de la protection des parfums contre la copie.

Faisons un peu de « juridi-fiction » et imaginons les conséquences que pourrait avoir la reconnaissance du parfum comme « œuvre de l'esprit » bénéficiant du droit d'auteur sur certaines pratiques de l'industrie du parfum.

Qui est l'auteur ?
La réponse du CPI est simple « La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée » (Article L113-1 du CPI). Donc lorsque, par exemple, la maison Yves Saint Laurent indique, dans sa communication promotionnelle, que sa fragrance « Belle d'Opium » a été créée par Honorine Blanc et Alberto Morillas, les deux parfumeurs en seraient présumés « coauteurs », copropriétaires de l'œuvre, et co-titulaires des droits qui s'y rattachent. Embarrassant pour YSL Beauté SAS qui commercialise le parfum, et pour la société de composition Firmenich SA qui emploie les parfumeurs (l'existence d'un contrat de travail ne transférant nullement la propriété d'une œuvre de l'esprit du « créateur » à son employeur) ! Dans cette hypothèse, il faudrait que la société de composition (ou la marque ?) obtienne contractuellement de la part des parfumeurs-auteurs le droit de reproduire et d'exploiter commercialement la fragrance-œuvre, à la manière de ce qui se pratique dans l'édition littéraire ou musicale.


Les reformulations
Voilà un sujet qui a tendance à fâcher les amoureux du parfum. Dans l'hypothèse du droit d'auteur applicable aux fragrances, le parfumeur-auteur aurait le droit de s'opposer à toute reformulation de son parfum-œuvre. Le CPI accorde effectivement à l'auteur un droit moral au respect de l'œuvre qui ne peut être modifiée ou altérée sans son consentement. Ce droit est inaliénable (l'auteur ne peut pas y renoncer ou le céder par voie contractuelle) et imprescriptible (d'une durée illimitée).

Les discontinuations
Dans le domaine littéraire, lorsque qu'un éditeur décide d'arrêter la réimpression d'un ouvrage, l'auteur peut résilier de plein droit le contrat d'édition et récupérer ses droits (dans des conditions encadrées par la loi). L'auteur peut alors tenter de proposer l'ouvrage à un autre éditeur pour poursuivre son exploitation commerciale. Un schéma similaire pourrait être envisagé pour un parfum discontinué dans l'hypothèse du parfumeur-auteur.

Le droit de retrait
La loi française donne à l'auteur le droit moral de mettre fin à la diffusion et à l'exploitation son œuvre pour des raisons qui lui son propre et qu'il n'a pas à divulguer. Le parfumeur-auteur pourrait donc demander le retrait de sa fragrance-œuvre du marché. Cependant, l'auteur doit dans ce cas indemniser le préjudice subi par la personne à qui il a cédé ses droits d'exploitation, ce qui peut être périlleux d'un point de vue pécuniaire.

Une fragrance, une œuvre collective ?
Le droit d'auteur tel que je l'ai présenté n'est accordé qu'aux personnes physique (les individus) et non aux personnes morales (les sociétés commerciales par exemple), c'est pour cela que Honorine Blanc peut être auteur et que YSL Beauté SAS ne le peut pas. Il existe cependant le concept d' « œuvre collective », défini par l'article L 113 -2 du CPI, dont l'auteur peut être une personne morale. Une œuvre collective est en quelque sorte le résultat d' actions organisées impliquant la participation de différents auteurs individuels, mais dont la forme finale ne permet pas d'attribuer à chacun des auteurs un droit individuel. Il est vrai que dans l'industrie moderne de la parfumerie, de nombreux acteurs mettent leur talent en commun pour la création d'une fragrance. Les directeurs artistiques, plusieurs parfumeurs (senior et junior), les sélectionneurs de matières premières, les évaluateurs et pourquoi pas les créatifs du marketing, apportent chacun une pierre à l'édifice, le tout encadré par la structure organisationnelle de la société qui les emploie.
Le concept d'œuvre collective pourrait donc concilier les intérêts des maisons de parfums et l'application du droit d'auteur comme outils juridique dans la lutte contre la contrefaçon. Mais là aussi il y a des écueils.
En effet, la qualité d'auteur de la personne morale (société de composition ou marques ayant un parfumeur-maison) est simplement présumée, un parfumeur individuel salarié peut très bien revendiquer la paternité de la fragrance, à condition d'en apporter la preuve. D'autant plus que pour faire passer une fragrance comme œuvre collective, la personne morale aurait tout intérêt à minimiser le rôle de ses parfumeurs et à les faire retourner illico-presto dans l'anonymat le plus total. Des tensions liées à des frustrations pourraient apparaître.

Souvent, les juristes qui commentent la position de la Cour de cassation au sujet du parfum comme œuvre de l'esprit, l'analysent comme défavorable aux marques de parfum, car elle les prive du bénéfice du droit d'auteur dans la lutte judiciaire contre la contrefaçon. Cependant, il est vraisemblable que l'application du droit d'auteur aux fragrances générerait de profonds bouleversements dans le modèle juridico-économique actuel de l'industrie du parfum. Les différents acteurs de cette industrie ont-ils un intérêt à un tel bouleversement ?


(1)l'expression «  la fragrance d'un parfum » peut sembler être un pléonasme, mais les juristes opèrent une distinction entre fragrance et parfum. Le parfum désigne le support matériel, le liquide alcoolisé comportant les matières odorantes. La fragrance désigne l'effet olfactif produit par le parfum. C'est la fragrance qui est susceptible d'être une « œuvre de l'esprit ».

(2)A noter qu'à l'étranger, la Cour de cassation néerlandaise a reconnu le droit d'auteur au bénéfice de la société Lancôme dans une affaire de contrefaçon de son best-seller « Trésor ».

Illustration : source numerama.com

Commentaires

  1. Cette fois, je me plaide coupable avant accusation si le trafic se modifie sur ce blog :-)

    Encore un article passionnant.

    Pourquoi cependant ne pas citer des exemples plus précis (ex : Angel / Nirmala...) ?

    Zoroastre

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  2. Je plaide devrait suffire...

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  3. Bonjour Zoroastre

    Je crois que vous allez devenir mon fournisseur officiel de trafic ;-)

    C'est vrai que j'aurai pu citer des exemples d'affaires judiciaires plus précis, mais mon propos n'était pas vraiment l'aspect juridique de la contrefaçon des fragrances, Je me suis plus concentré sur l'hypothèse du droit d'auteur appliqué aux fragrances (même si la source de cette hypothèse est la question de la contrefaçon)

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  4. L'exemple que vous avez apporté sur un forum a fait la preuve de ses qualités de démonstration...

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  5. Bonjour, merci pour cet article très intéressant, et qui vient étoffer mon cours sur la propriété intellectuelle (qui devient plus attrayant, du coup, pour l'étudiante que je suis, et férue de parfums...)

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